Chevelures en tous sens

La chevelure, un des fantasmes de la féminité par excellence.

De la peinture à la sculpture, elle fait fonction de parure naturelle de la femme. Toutefois, dans certaines œuvres, elle devient véritablement le sujet principal :

Luigi Russolo, Chevelure, la Chevelure de Tina, 1910-1911, Collection particulière

Luigi Russolo, Chevelure, la Chevelure de Tina, 1910-1911, Collection particulière

Henri Matisse, La Chevelure, 1932, National Gallery of Australia

Henri Matisse, La Chevelure, 1932, National Gallery of Australia

Opulente, ondoyante, la chevelure, par sa texture riche et son mouvement voluptueux, devient, chez Matisse ou Russolo, une métaphore de la femme. La partie évoque ici le tout, se substituant au corps dans son entier : courbes, sinuosités, chaleur (évoquée par les tons de flamme de la peinture de Russolo), mais aussi sensations tactiles (douceur, légèreté ou au contraire lourdeur…).

Franz Von Stuck, Lilith ou Le péché, 1893

Franz Von Stuck, Lilith ou Le péché, 1893

La sensualité du cheveu peut même devenir diabolique comme dans les œuvres symbolistes de la fin du 19ème siècle, par exemple celles de Franz Von Stuck, Gustav Klimt ou encore Giovanni Segantini. Chez Stuck, la chevelure brune, épaisse, cache de sombres mystères. Elle séduit, envoûte, et fait tomber dans le péché, clairement symbolisé par le serpent qui la prolonge. Enfin la chevelure fonctionne comme substitut d’une autre pilosité, tout aussi fournie, attirante et secrète…

Paul Dardé - Eternelle Douleur - 1913

Paul Dardé – Éternelle Douleur – 1913

Or cette même chevelure est bientôt frappée d’anathème, à travers le mythe de Méduse. Maudite pour sa beauté ensorcelante, Méduse voit sa chevelure se transformer en serpents, son charme aimable devenir monstrueux. Charme stupéfiant, au sens propre du terme.

Giovanni Segantini, Les mauvaises mères, 1894, Kunsthaus Zurich

Giovanni Segantini, Les mauvaises mères, 1894, Kunsthaus Zurich

Segantini condamne aussi à sa façon cette chevelure libertine, en en faisant l’apanage des « mauvaises mères », femmes de mauvaises mœurs, qui se voient punies de cruelle façon. Leur chevelure devient toile et prison, elle les accroche à des arbres dont les branches, se confondant avec le drapé, s’enroulent autour du corps des femmes. Étrange analogie avec la figure de la crucifixion.

Dante Gabriel Rossetti, Lady Lilith, 1866-1868, Delaware Art Museum

Dante Gabriel Rossetti, Lady Lilith, 1866-1868, Delaware Art Museum

La chevelure, rousse en particulier, est un sujet de prédilection à la fin du 19ème siècle. Image d’une féminité idéalisée, cette chevelure est aussi marque de vanité (vanité de la beauté, de la femme, mais aussi de l’idéal féminin), comme le montrent les œuvres de Fernand Khnopff, Dante Gabriel Rossetti ou encore Gustav Klimt.

Gustav Klimt, Serpents d'eau I, 1904-1907, Osterreichische Galerie Belvedere, Vienne

Gustav Klimt, Serpents d’eau I, 1904-1907, Osterreichische Galerie Belvedere, Vienne

Gustav Klimt, serpents d'eau II, 1904-1907, Osterreichische Galerie Belvedere, Vienne

Gustav Klimt, Serpents d’eau II, 1904-1907, Osterreichische Galerie Belvedere, Vienne

Dans les Serpents d’Eau de Klimt, la chevelure ruisselle autour des corps, soulignant les courbes ondoyantes et suaves des fesses, des cuisses, du dos.

Dans d’autres œuvres, la chevelure devient voile, cache l’intimité pour mieux dévoiler la sensualité des corps. Cette ambiguïté est à relier avec l’iconographie de Sainte Marie Madeleine, la pécheresse repentie.

Gregor Erhardt, Sainte Marie Madeleine, vers 1515-1520, Musée du Louvre, Paris

Gregor Erhardt, Sainte Marie Madeleine, vers 1515-1520, Musée du Louvre, Paris

Or la chevelure de Marie Madeleine, autrefois symbole de sensualité et de lucre, lui devient objet d’humilité : elle s’en sert pour essuyer les pieds du Christ sur la croix. Dans la sculpture de Gregor Erhardt, la chevelure devient habit, bien que camouflant partiellement sa nudité. Toutefois le sculpteur, en laissant voir cette chair, exprime un corps assumé et lavé de ses péchés : donc d’une beauté innocente proche de l’Éden originel.

Sandro Botticelli, la Naissance de Vénus, vers 1486, Musée des Offices, Florence

Sandro Botticelli, la Naissance de Vénus, vers 1486, Musée des Offices, Florence

Le corps de la Madeleine n’est pas provocant, mais propice à une contemplation apaisée. Cette image fait écho à la Naissance de Vénus de Botticelli qui dépeignait quant à lui une beauté divine, quoi que déjà plus tendancieuse, puisque celle de Vénus…

Et par ce retour au profane et au sensuel, la boucle est ainsi bouclée – c’est le cas de le dire !

Et en bonus, ne manquez pas de (re)lire La Chevelure de Charles Baudelaire (1857) :

« Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? »

Têtes vagabondes

En juin dernier se terminait au musée d’Orsay l’exposition « l’Ange du bizarre ». Parmi les diverses expressions de la douleur et de l’inquiétante étrangeté, comme dirait Freud, se trouvaient quelques têtes coupées.

Depuis le 19ème siècle, l’esthétique du fragment marque profondément les arts plastiques. Le membre coupé, reliquat de chair marqué par la souffrance, fascine les romantiques comme Géricault et bien plus tard des sculpteurs comme Rodin.

La tête coupée reste toutefois la plus poignante expression de l’horreur et du martyre. La star de ces vagabondes : Méduse.

Le Caravage - Méduse - 1597/1598

Le Caravage – Méduse – 1597/1598

Si Méduse pétrifie d’un simple regard, sa décapitation la stupéfie elle-même (c’est-à-dire la surprend et la paralyse). Acte d’exorcisme, la décollation revêt également une forte dimension sexuelle : elle symbolise la castration. Tuer Méduse, c’est donc lui enlever son pouvoir de domination sur la gent masculine. Il s’agit de renverser ce caractère « viril » de Méduse qui jette l’effroi sur les hommes. De fait, sa nature hybride la met au dessus des différenciations de sexe et des contingences qui en résultent. La parabole de Méduse décrit comme monstrueux la libération de la femme de l’oppression masculine. Le sexe faible se rebellant est contre nature ! Sa mort est dès lors nécessaire, afin de la rendre femme à nouveau…

Pieter Paul Rubens - Tête de Méduse - 1618

Pieter Paul Rubens – Tête de Méduse – 1618

Les artistes se sont attachés à la représentation de cette tête scindée du reste de son corps, d’un être mutilé au plus profond de lui-même. Dans l’oeuvre du Caravage, Méduse est figée dans un cri de terreur éternel. Valdinguant dans les airs, le sang giclant de son cou, elle reflète l’acharnement de la violence humaine. La représentation qu’en donne Rubens est plus calme mais plus glaçante : posée sur un rocher, son teint cireux signale déjà la corruption en marche.

Paul Dardé - Eternelle Douleur - 1913

Paul Dardé – Eternelle Douleur – 1913

Paul Dardé s’intéresse pour sa part à Méduse en tant que victime, être souffrant doublement. Belle jeune fille violée par Poséidon dans le temple même d’Athéna, elle est ensuite punie par cette dernière pour avoir souillé son temple et métamorphosée. Hybride, affublée de serpents, elle « sidère » tous ceux qui s’approchent d’elle, devenue expression bifide de l’extrême laideur mêlée à l’extrême beauté. Persée, en la tuant par la suite, lui procure à la fois tourment et soulagement : son agonie la délivre en effet.

Dardé est sans doute un des artistes ayant le mieux compris cette dualité. Il exprime dans le travail du marbre, par les enroulements infinis de la chevelure, les yeux clos et le rejet de la tête en arrière, la souffrance et le déchirement – dans tous les sens du terme – que ressent Méduse. Déchirement qui est aussi une libération. On sent alors poindre dans l’oeuvre comme un dernier soupir apaisé.

Auguste Rodin - Tête de Saint Jean Baptiste sur un plat- 1887

Auguste Rodin – Tête de Saint Jean Baptiste sur un plat- 1887

Rodin, le maître du fragment, a produit une Tête de Saint Jean-Baptiste sur un plat en 1887. Dans le Nouveau Testament, le Saint est décapité à la demande de Salomé (influencée par sa mère). Comme les artistes précédents, Rodin montre une tête qui continue à vivre après la mort. Ce lambeau d’être condense en une seule partie le tout. La tête se fait microcosme de l’homme. Elle ne saurait donc trépasser, elle en est la trace et l’essence.

Gustave Moreau - L'Apparition - 1876

Gustave Moreau – L’Apparition – 1876

L’importance du visage qui « reste », planant comme une ombre, se retrouve chez Moreau. Ici la tête solitaire de Saint Jean Baptiste fait face à Salomé, lui adressant à l’infini ses derniers reproches… En même temps, le saisissement éprouvé par le saint se perçoit dans le mouvement violent de Salomé (elle-même surprise) et dans les rayons de l’auréole, qui sont comme des cordes en tension.

Constantin Brancusi - La Muse endormie - 1910

Constantin Brancusi – La Muse endormie – 1910

Brancusi muse endormie

Une telle dynamique s’oppose à l’oeuvre de Constantin Brancusi, empreinte de calme et de sérénité. Pourtant, sa muse endormie est bel et bien décapitée, comme le montre son cou entamé vu de dos. Son repos est éternel. Mais, détachée de l’anecdote, la muse ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. Expression de l’ambiguïté entre Hypnos et Thanatos, entre sommeil et mort, la pureté de ses lignes suggère, peut-être, l’apaisement que l’on trouve de l’Autre Côté… Un apaisement qui contraste avec cette nuque sectionnée et qui fonde tout le mystère de l’oeuvre.