Le terme de croûte est souvent employé pour désigner une œuvre d’art ratée, une immondice bien souvent produite par un barbouilleur du dimanche. Or de très grands noms de l’histoire de l’art (se) jouent de ce terme, et de ce qu’il implique tant du point de vue physique que conceptuel, jusqu’à retourner cette vision péjorative.

Miquel Barcelo, Evgen à l’écharpe rouge, 1995
Je vous livre donc ici quelques réflexions sur un (contre)-courant esthétique singulier, pour partie issues de mon mémoire de recherche soutenu en 2012 sur le thème de l’Effacement du Portrait.

Eugène Leroy, Autoportrait, vers 1961, collection particulière
Dans les toiles d’Eugène Leroy, la matière très épaisse et granuleuse de la toile évoque une croûte. La croûte est ici cicatrisation d’une blessure qui semble affecter la toile elle-même, en tant que corps du sujet. La croûte a une vertu curative. Traditionnellement dans l’image de la croûte préexiste l’idée d’un fond d’abjection et de dégoût – si bien rappelé par Oscar Wilde dans son Portrait de Dorian Gray où le tableau est agglomération de toutes les souillures du modèle – or si chez Leroy la croûte relève bien de l’immonde voire de l’excrémentiel, elle apparaît également comme une carapace, une gangue pétrifiante qui tout en recouvrant l’être et en le masquant, le protège.
Or l’être semble attendre sa délivrance. Il ne semble pas mort mais seulement recouvert par la matière, respirant encore et prêt à émerger de la toile dans cette nouvelle peau que constitue la matière pétrifiée. Il ne serait donc pas figé mais en train d’assimiler cette chair. Dès lors, ce qui s’extrait ici n’est autre que l’être transcendé dans la matière.

Frank Auerbach, Head of JYM, 1969, Saatchi Gallery
Dans les portraits d’Auerbach ou de Leroy nous voyons distinctement comment la matière très épaisse, très grasse vient recouvrir la figure. Chez Leroy, nous sommes devant une concrétion de matière solidifiée qui aurait enseveli la personne. Ces figures, maculées de peinture mais encore vaguement distinguables, nous rappellent les statuettes africaines de type dogon dont l’usage rituel voulait qu’elles soient recouvertes de libations à base de bouillie de mil ou de sang de poulet, si bien qu’avec le temps ces statuettes apparaissent recouvertes d’une patine croûteuse qui enrobe la forme et gomme ses reliefs. Chez Leroy c’est donc cette superposition qui cache peu à peu le sujet, sans jamais l’effacer totalement. Chez Auerbach, il semble que les traits de peinture cherchent à constituer un être, à tisser ses contours corporels, mais en même temps ces traits semblent glisser sur la toile, faisant peu à peu se déliter la figure.

Jean Fautrier, l’Arbre vert, 1942 Musée Reina Sofia, Madrid
Chez Dubuffet ou Fautrier, la croûte n’est plus humaine mais végétale. Elle devient écorce chez Fautrier, rappelant le rôle de protection, d’enveloppe de la croûte.

Jean Dubuffet, Mon noir jardin, 1960
Tandis qu’elle est proprement croûte terrestre chez Dubuffet, dont les œuvres matiéristes évoquent le grumeleux de la terre et les aspérités des minéraux.

Rebecca Warren, We Are Dead IV, 2008, Matthew Marks Gallery, New York

Cameron Jamie, Gumboogie, 2011, Gladstone Gallery
En sculpture, la croûte se veut obsessive, immonde agglomérat de matière surnuméraire, notamment chez une Rebecca Warren ou un Cameron Jamie. Mais, paradoxalement, leurs évocations de corps qui ne sont plus qu’une croûte géante nous appâtent. Nous sommes tentés de toucher, car cette recrudescence de chair malmenée est éminemment sensuelle (elle suscite notre sens tactile).

Johan Creten, Odore di Femmina – The New Wound, 2012
Les corps féminins de Johan Creten sont formés de multiples replis évoquant des corolles, des boutons de fleurs. Mais dans un second temps, cet amas évoque des plaies, tantôt purulentes comme dans The New Wound, tantôt cicatrisantes et sublimatoires comme dans White Torso 2 / Strands.

Glenn Brown, The sound of music, 1997, Rennie collection, Vancouver
Pour conclure, n’oublions jamais que la croûte est le dernier rempart, mais aussi le dernier voile à se lever avant de dévoiler (tel un miracle religieux) la peau régénérée, ressuscitée. Fascinant paradoxe, la croûte est donc la laideur qui masque la beauté.
Une beauté nouvelle, changée, car ce qu’on trouve sous la croûte n’est jamais identique à ce qui existait auparavant.
Dès lors, le désir de soulever la croûte, outre le geste compulsif et sensuellement jouissif, n’est-il pas aussi une expression de la curiosité inhérente à l’homme ?
Et pour casser le paradoxe, car un peu trop facile, posons nous enfin la question : la croûte est-elle vraiment l’élément laid ? N’a-t-elle pas au contraire une beauté plus intense que celle d’un épiderme lisse et propre ?
La croûte démontre, me semble t-il, une véritable beauté dans son irrégularité, son inadéquation avec la norme, son côté excessif. L’imperfection est ce qui « a du relief », autre expression pour dire ce qui claque, ce qui retient l’attention.
Tandis que la peau souterraine, nettoyée, apaisée, régénérée, parfaite, est au final laide de banalité…
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