Têtes vagabondes

En juin dernier se terminait au musée d’Orsay l’exposition « l’Ange du bizarre ». Parmi les diverses expressions de la douleur et de l’inquiétante étrangeté, comme dirait Freud, se trouvaient quelques têtes coupées.

Depuis le 19ème siècle, l’esthétique du fragment marque profondément les arts plastiques. Le membre coupé, reliquat de chair marqué par la souffrance, fascine les romantiques comme Géricault et bien plus tard des sculpteurs comme Rodin.

La tête coupée reste toutefois la plus poignante expression de l’horreur et du martyre. La star de ces vagabondes : Méduse.

Le Caravage - Méduse - 1597/1598

Le Caravage – Méduse – 1597/1598

Si Méduse pétrifie d’un simple regard, sa décapitation la stupéfie elle-même (c’est-à-dire la surprend et la paralyse). Acte d’exorcisme, la décollation revêt également une forte dimension sexuelle : elle symbolise la castration. Tuer Méduse, c’est donc lui enlever son pouvoir de domination sur la gent masculine. Il s’agit de renverser ce caractère « viril » de Méduse qui jette l’effroi sur les hommes. De fait, sa nature hybride la met au dessus des différenciations de sexe et des contingences qui en résultent. La parabole de Méduse décrit comme monstrueux la libération de la femme de l’oppression masculine. Le sexe faible se rebellant est contre nature ! Sa mort est dès lors nécessaire, afin de la rendre femme à nouveau…

Pieter Paul Rubens - Tête de Méduse - 1618

Pieter Paul Rubens – Tête de Méduse – 1618

Les artistes se sont attachés à la représentation de cette tête scindée du reste de son corps, d’un être mutilé au plus profond de lui-même. Dans l’oeuvre du Caravage, Méduse est figée dans un cri de terreur éternel. Valdinguant dans les airs, le sang giclant de son cou, elle reflète l’acharnement de la violence humaine. La représentation qu’en donne Rubens est plus calme mais plus glaçante : posée sur un rocher, son teint cireux signale déjà la corruption en marche.

Paul Dardé - Eternelle Douleur - 1913

Paul Dardé – Eternelle Douleur – 1913

Paul Dardé s’intéresse pour sa part à Méduse en tant que victime, être souffrant doublement. Belle jeune fille violée par Poséidon dans le temple même d’Athéna, elle est ensuite punie par cette dernière pour avoir souillé son temple et métamorphosée. Hybride, affublée de serpents, elle « sidère » tous ceux qui s’approchent d’elle, devenue expression bifide de l’extrême laideur mêlée à l’extrême beauté. Persée, en la tuant par la suite, lui procure à la fois tourment et soulagement : son agonie la délivre en effet.

Dardé est sans doute un des artistes ayant le mieux compris cette dualité. Il exprime dans le travail du marbre, par les enroulements infinis de la chevelure, les yeux clos et le rejet de la tête en arrière, la souffrance et le déchirement – dans tous les sens du terme – que ressent Méduse. Déchirement qui est aussi une libération. On sent alors poindre dans l’oeuvre comme un dernier soupir apaisé.

Auguste Rodin - Tête de Saint Jean Baptiste sur un plat- 1887

Auguste Rodin – Tête de Saint Jean Baptiste sur un plat- 1887

Rodin, le maître du fragment, a produit une Tête de Saint Jean-Baptiste sur un plat en 1887. Dans le Nouveau Testament, le Saint est décapité à la demande de Salomé (influencée par sa mère). Comme les artistes précédents, Rodin montre une tête qui continue à vivre après la mort. Ce lambeau d’être condense en une seule partie le tout. La tête se fait microcosme de l’homme. Elle ne saurait donc trépasser, elle en est la trace et l’essence.

Gustave Moreau - L'Apparition - 1876

Gustave Moreau – L’Apparition – 1876

L’importance du visage qui « reste », planant comme une ombre, se retrouve chez Moreau. Ici la tête solitaire de Saint Jean Baptiste fait face à Salomé, lui adressant à l’infini ses derniers reproches… En même temps, le saisissement éprouvé par le saint se perçoit dans le mouvement violent de Salomé (elle-même surprise) et dans les rayons de l’auréole, qui sont comme des cordes en tension.

Constantin Brancusi - La Muse endormie - 1910

Constantin Brancusi – La Muse endormie – 1910

Brancusi muse endormie

Une telle dynamique s’oppose à l’oeuvre de Constantin Brancusi, empreinte de calme et de sérénité. Pourtant, sa muse endormie est bel et bien décapitée, comme le montre son cou entamé vu de dos. Son repos est éternel. Mais, détachée de l’anecdote, la muse ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. Expression de l’ambiguïté entre Hypnos et Thanatos, entre sommeil et mort, la pureté de ses lignes suggère, peut-être, l’apaisement que l’on trouve de l’Autre Côté… Un apaisement qui contraste avec cette nuque sectionnée et qui fonde tout le mystère de l’oeuvre.

Les femmes sans tête

Si le visage est l’expression du moi, le siège d’une identité et d’une émotion, le corps est le siège de la sensation. Dès lors, que dire de ces femmes sans tête qui parsèment l’art ?

La femme sans tête, sans visage, n’est plus qu’un pur objet de désir. Cette amputation, qui pourrait mettre en marche des mécanismes de répulsion, ne fait qu’accentuer le caractère charnel du corps féminin, comme ici chez Max Ernst.

Ernst Puberté proche pléiades

Max Ernst – La Puberté proche ou les Pléiades – 1921

Les artistes peignant des femmes sans tête facilitent plus que jamais la projection sexuelle puisqu’il n’y a plus de vis-à-vis pour intimider l’homme et lui opposer une conscience en lieu et place de l’objet qu’il désire posséder. La femme sans tête est donc manifestation d’un fantasme. On notera toutefois qu’il existe assez peu de représentations de femmes sans tête, la figure monstrueuse de l’acéphale ne ressurgissant (après les illustrations des mythes gréco-romains et les figures de grotesques au moyen-âge) qu’au 20ème siècle et s’appliquant souvent au genre masculin.

L’expression la plus aiguë de cette aspiration masculine à l’objet-corps remonte très certainement à l’Origine du Monde de Gustave Courbet.

Courbet Origine du monde

Gustave Courbet – L’origine du monde – 1866 – Musée d’orsay

Ici, la femme est réduite à un sexe, un ventre et une ébauche de poitrine. On lui dénie le visage. Négation d’autrui, de sa capacité à penser, à décider. Car le désir, fondamentalement, s’impose. Cette femme allongée, offerte, illustre l’obsession atavique des hommes pour la soumission du corps féminin.

Or ce fantasme du corps soumis s’accompagne de celui d’un esprit tout aussi dompté. Quelle meilleure façon d’étouffer toute velléité de résistance chez la femme qu’en lui ôtant la tête ? C’est ce que transcrit à la lettre le mythe de Lustucru.

Non pas le père des pâtes éponymes, mais le docteur Lustucru, dont le nom est issu de « l’eusses-tu cru ». Depuis au moins le 17ème siècle, la tradition populaire véhicule l’image d’un atelier où le docteur Lustucru pratique l’art de transformer et de « reformater » la tête des femmes. La légende de ces gravures dit : « l’eusses tu cru que l’on puisse changer la tête des femmes ? ».

Lustucru art populaire

L’enseigne de Lustucru – Gravure du 19ème siècle

Dans cet atelier, le docteur, qui tient en fait bien plus du forgeron, s’emploie à scier les têtes, à mettre du plomb dans la cervelle des femmes, à leur raboter toutes les pensées qui « dépassent de leur tête » bien malgré leurs époux.

Comme le dit la légende : « céans maître Lustucru a un secret admirable […] pour reforger et repolir sans faire mal ni douleur les têtes des femmes acariâtres, criardes, diables, enragées, fantasques, glorieuses, hargneuses, lunatiques, revêches, méchantes, obstinées… » et ainsi de suite sur plus de 4 lignes. La légende de cette gravure vante en outre la grande renommée de cette boutique, obligée d’ouvrir 24h/24 :

« Vous, pauvres, malheureux que l’esprit lunatique des femmes d’à présent fait toujours enrager, et qui ne croyez pas les voir jamais changer, amenez les ici dans notre boutique. De quelque qualité que leur tête puisse être, nous y mettrons si bien la lime et le marteau, que la lune en son plein fut-elle en leur cerveau, au sortir de chez nous vous en serez le maître. Notre boutique aussi n’est jamais déserte, on y voit aborder de toutes nations, toutes sortes d’états et de conditions, jour et nuit en tous temps elle demeure ouverte. »

Ces récits populaires visent à exorciser la peur ou du moins la gêne face à une femme qui s’affirme progressivement (les salons des dames bien fréquentées, la mode des précieuses, dont Molière avait déjà fait la satire…). La femme est d’ailleurs, dès le 17ème siècle, très souvent représentée comme celle qui « porte la culotte » dans le ménage, autre représentation populaire dont l’expression nous est restée.

Terminons sur une autre représentation cathartique, celle de Judith peinte en 1901 par Gustav Klimt.

Gustave Klimt Judith

Gustav Klimt – Judith I – 1901 – Österreichische Galerie Belvedere, Vienne

Il s’agit d’une femme sans tête en quelque sorte dissimulée. De fait, le large collier de chien qu’elle porte se fond avec le papier peint doré de l’arrière-plan et sectionne le cou de Judith. Lorsque notre regard englobe la totalité de l’œuvre, la femme nous paraît bien décapitée, la tête suspendue au dessus du tronc. Les yeux mi-clos traduisent son agonie.

L’oeuvre de Klimt dépeint deux têtes coupées : celle d’Holopherne, visible en bas à droite dans les mains de Judith, et celle de ladite jeune femme. Pour la petite histoire, Holopherne est un général de Nabuchodonosor, envoyé assiéger la ville juive de Béthulie au 6ème siècle avant notre ère. Judith décide de sauver sa ville. Très séduisante, elle s’introduit dans le campement d’Holopherne et le subjugue très rapidement. Au moment où il s’y attend le moins, elle le décapite avec l’aide de sa servante.

Le mythe de Judith et Holopherne dépeint une femme envoûtante mais traîtresse, dangereuse castratrice. Il trouve son écho dans les récits bibliques de Salomé demandant la tête de Saint Jean Baptiste, et dans celui de Samson et Dalila (cette dernière ne fait que couper les cheveux de Samson, mais il s’agit bien de castration puisque les cheveux sont la source de la virilité de Samson).

Pour revenir à Klimt, on voit dans sa Judith I qu’il sert à la jeune femme le même traitement qu’à Holopherne. Mais Judith décapitée est une vision à la fois cathartique et ambivalente. Elle transpire l' »inquiétante étrangeté » comme dirait Freud. Elle reste en tous cas à jamais fatale, dans tous les sens du terme.

Mon prochain article se fera le reflet inversé de celui-ci :  j’y aborderai les têtes sans corps, avec en « guest-star » une autre femme fatale, Méduse…