« L’estampe visionnaire » ou les cauchemars du romantisme

« Fantastique ! L’estampe visionnaire, de Goya à Redon », l’exposition proposée en ce moment et jusqu’au 17 janvier 2016 par le Petit Palais, est à voir de toute urgence.

Les œuvres rassemblées sont de très grande qualité, et permettent de se repérer parmi les maîtres illustres de l’art de la gravure (Callot, Granville, Rops, Redon, Doré…), tout en découvrant de grands talents encore mal connus (Boulanger, Rethel, Bresdin).

Visionnaire, leur œuvre l’est certainement. L’exposition fourmille de cauchemars, visions diaboliques, apparitions et autres figures de la mort. Quand ce ne sont pas pièges et scènes de torture qui viennent malmener les protagonistes des toiles…

Louis Boulanger, la ronde du sabbat, 1828

Louis Boulanger, la ronde du sabbat, 1828

Les œuvres, classées dans la catégorie du « romantisme fantastique » en « noir et blanc », décrivent donc un parcours tout en contrastes. Entre mort et espoir, entre ombres et lumières, entre tortures et délivrances, entre fantasque et fantastique, une exposition « seuil » où le visiteur est invité à trébucher, pour plonger dans les profondes merveilles de l’œuvre au noir…

La visite commence par un focus sur les œuvres fondatrices du romantisme noir du 19ème : les Caprices de Goya, mais aussi la célèbre Mélancolie de Dürer, ou encore cette fourmillante Tentation de Saint-Antoine par Jacques Callot.

Jacques Callot, la tentation de Saint Antoine, 1635, Paris, BNF

Jacques Callot, la tentation de Saint Antoine, 1635, Paris, BNF

Sans oublier une planche des fascinantes Prisons de Piranèse, l’emblème de ce blog !
Labyrinthes oppressants, les prisons de Piranèse sont des lieux secrets dont l’exploration devient obsessionnelle. Les figures y errent à l’infini, piégées, et le spectateur est bien prêt de faire de même…

Piranèse, Les Prisons planche 7, Le pont-levis, 1749

Piranèse, Les Prisons planche 7, Le pont-levis, 1749

Nombre d’estampes présentées illustrent des romans aujourd’hui qualifiés de gothiques, et à l’époque sommets de la littérature terrifiante, comme Les Contes et Les Nouvelles Histoires Extraordinaires d’Edgar Allan Poe.

Alphonse Legros, Le puits et le pendule, 1861, Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada

Alphonse Legros, Le puits et le pendule, 1861, Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada

Ainsi l’œuvre de Legros illustre une nouvelle de Poe particulièrement émouvante, qui décrit les tortures que subit un prisonnier sans savoir comment ni pourquoi ni par qui il a été emprisonné.

D’autres œuvres littéraires plus anciennes servent également de source d’inspiration aux romantiques : Faust de Goethe, mais aussi l’incontournable Divine Comédie (et tout particulièrement l’Enfer) de Dante.

Eugène Delacroix, Faust cherchant à séduire Marguerite, 1827, Paris, Musée du Louvre

Eugène Delacroix, Faust cherchant à séduire Marguerite, 1827, Paris, Musée du Louvre

Gustave Doré, C’est là que fond leur nid les hideuses Harpies, Planche de l’Enfer de Dante, 1861, Paris, BNF

Gustave Doré, C’est là que fond leur nid les hideuses Harpies, Planche de l’Enfer de Dante, 1861, Paris, BNF

Moins connu, le poème 18ème « Lénore » de Bürger (repris ensuite par Poe) donne aussi naissance à de magnifiques interprétations fantomatiques. Lénore est enlevée par son amant revenu d’entre les morts suite aux lamentations exprimées par la jeune femme…

Eugene Jazet, d'apres Horace Vernet, Lenore Ballade allemande de Bürger, 1840, Paris, Bibliothèque Nationale de France

Eugene Jazet, d’apres Horace Vernet, Lenore Ballade allemande de Bürger, 1840, Paris, Bibliothèque Nationale de France

Louis Boulanger, Lénore, 1834

Louis Boulanger, Lénore, 1834

L’œuvre « Le dernier jour d’un condamné » de Victor Hugo, contemporaine de la période du romantisme noir, est aussi sujet de représentation.

Louis Boulanger, le dernier jour d'un condamné, 1830

Louis Boulanger, le dernier jour d’un condamné, 1830

La gravure de Boulanger saisit à merveille la détresse du héros, en proie à des hallucinations macabres à l’approche de sa décapitation…

Concernant la grande fortune picturale des têtes coupées et autres corps acéphales, vous pourrez relire à profit mes deux articles : Têtes vagabondes et Les femmes sans tête.

La mort, souvent dépeinte comme une femme ou un squelette, se décline aussi dans la nature : les troncs d’arbres noueux, les branches maigres et aigües se tordant et s’interpénétrant sont autant de métaphores de corps malingres, osseux.

Rodolphe Bresdin, Comédie de la mort, 1854, Sydney, Art Gallery of New South Wales

Rodolphe Bresdin, Comédie de la mort, 1854, Sydney, Art Gallery of New South Wales

Chez Bresdin, arbres et squelettes finissent par devenir indissociables, de la même façon que dans l’œuvre de Gustave Doré représenté ci-dessus les corps des harpies fusionnent avec les arbres.

La forêt comme espace de danger et de mystère, mais aussi comme être anthropomorphe, est un thème majeur de la culture occidentale, à redécouvrir ici : « Dans les bois » et ici : « L’obscur imaginaire de la forêt« .

On trouve dans l’exposition des iconographies polysémiques : notamment celle du semeur. Semeur de troubles, semeur de mort, le Satan de Rops se réfère en fait au semeur tout rayonnant et bucolique de Jean-François Millet, que reprendra à son Vincent Van Gogh…

Félicien Rops, les Sataniques, Satan semant l'ivraie, 1882, Namur, Musée Félicien Rops

Félicien Rops, les Sataniques, Satan semant l’ivraie, 1882, Namur, Musée Félicien Rops

Jean François Millet, un semeur, 1850, Boston, MFA

Jean François Millet, un semeur, 1850, Boston, MFA

Vincent Van Gogh, le semeur au soleil couchant, 1888, Otterlo, Kröller Müller Museum

Vincent Van Gogh, le semeur au soleil couchant, 1888, Otterlo, Kröller Müller Museum

Pour terminer, les fantasmagories et inventions humoristiques ne manquent pas chez les romantiques « noirs ». Les trouvailles de Granville ou les visions d’Odilon Redon préfigurent ainsi le vocabulaire surréaliste, peuplé de créatures hybrides, d’objets ou d’organes symboliques (parapluies, fleurs, yeux…).

J.J. Grandville, Le Volvoce, 1842

J.J. Grandville, Le Volvoce, 1842