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L’incarnation, en peinture, se définit comme l’incarnation au sens religieux : il s’agit de revêtir un être de nature spirituelle d’un corps charnel. L’incarnation est donc ce passage de l’invisible au visible, de l’idée à l’œuvre. La chair est principe de réalité (celle du Christ est ainsi réelle car elle endure et souffre), partant principe de vie.
Les tumultes de la matière rappellent en effet les désordres de la chair. On pense en particulier à Willem de Kooning et à sa série des Women (bien qu’il ne s’agisse pas exactement de portraits), où la violence physique du peintre se lit dans les coups de pinceau rageurs, les touches virevoltantes, les couleurs bouillonnantes et visqueuses. On trouve dans ses toiles une véritable énergie sexuelle ordonnant l’impulsion créatrice.
Cette chair bousculée, triturée, maculée se retrouve dans les portraits de Frank Auerbach, Francis Bacon, Eugène Leroy ou encore Oskar Kokoschka. Dans leurs œuvres, la viscosité de la matière, l’humidité de la peinture, l’entremêlement des touches, le tourbillon des couleurs sont autant de manières d’évoquer ce désir de fouiller la chair à travers l’acte sexuel.
Ce désir assez violent a parfois été ressenti par certains modèles, comme Deborah Ratcliff qui posait pour Auerbach et qui déclarait plus tard qu’il y avait dans sa manière de peindre quelque chose de sexuel. À l’image de l’être humain, toute œuvre ne naît-elle pas dans la violence d’un ac-couchement, celui où l’on couche la matière sur la toile ?
Dans la fabrique de l’image entre en jeu un véritable processus d’alchimie que les portraits d’Eugène Leroy et de Frank Auerbach montrent tout particulièrement. En premier lieu, nous assistons à l’alchimie entre matière et couleur en tant qu’harmonisation. Les étapes traditionnelles de l’alchimie sont la « spiritualisation du corps » puis « l’incarnation de l’esprit ». Il s’agit de séparer le subtil de l’épais, c’est-à-dire de séparer l’esprit du corps, pour à nouveau les rejoindre, action souvent appelée « noces alchimiques ». Le vocabulaire de l’alchimie est très proche de celui dont nous avons usé tout au long de cette étude : on y parle de dissolution, de putréfaction, de coagulation ou encore de sublimation. L’expérimentation développée au cœur du portrait tente donc d’atteindre à cet or alchimique de la peinture que serait la chair.
La chair du portrait participe de ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « chair du visible ». Cette dernière n’est pas matière mais désigne l’enroulement du visible sur le corps voyant et du tangible sur le corps touchant. Pour Merleau-Ponty, visible et tangible sont entrelacés et s’expérimentent l’un en l’autre, l’un par l’autre. Ainsi non seulement je vois ce que je touche, mais je me vois touchant et touché ; je sens que je vois et je sens ce que je vois. Dans le cas de la peinture, ceci pourrait rendre compte de l’expérience du peintre mais aussi du spectateur dont le seul regard touche l’œuvre. Le propre de la chair étant moins de sentir que d’être sentie, la chair du portrait s’offre comme expérience sensuelle.
L’impossibilité de toucher les toiles pour le spectateur – règles de conservation obligent – ne constitue pas dans l’absolu une aporie, puisqu’il y a malgré tout interaction entre la toile et son spectateur. Ceci est particulièrement sensible dans les œuvres d’Eugène Leroy, exposées sans verre, et où la matière fort épaisse déborde du tableau. Cette chair entre donc dans l’espace du spectateur. Elle partage avec lui un espace hors cadre, physique mais aussi imaginaire.
Le portrait est donc ce lieu de virement et de revirement : de moi à autrui, de la figure au visage, du réel à l’imaginaire.
Le portrait aujourd’hui ne revendique plus de nous faire voir par la peinture mais de nous faire voir la peinture elle-même. Francis Bacon, lorsqu’il déclare : « essayant de faire un portrait, mon idéal serait de prendre une poignée de peinture et de la jeter sur la toile, avec l’espoir que le portrait serait là[1] », pressent que le portrait n’est ni ailleurs ni autrement qu’en peinture, puisqu’il n’est autre que la peinture.
Le sujet du portrait n’est pas l’être mais l’Être, chose en soi de la présence.
Avant de conclure, revenons sur notre hypothèse de départ ; interrogation sur le caractère aporétique d’un portrait qui effacerait son sujet.
La peinture nous apparaît comme un entrelacement du réel, en tant que structure et lieu de production ou de présentation ; et de l’imaginaire, en tant qu’idée et temps de la représentation. Au final le portrait est un lieu d’entre-deux.
Le sujet, l’Être à l’œuvre de la peinture, son Être-sujet, est entre présence et absence, entre être et ne pas être : non seulement se présente t-il en ces dualités, mais il est ces dyades. Bacon ne disait-il pas très justement que le problème du peintre était de faire « être et ne pas être » ? Le portrait, antre de l’entre, produit la plus surprenante des incarnations, celle qui aboutit sans aboutir. Le sujet s’achève dans la chair du portrait tout en s’éternisant dans l’infini. Là est le véritable paradoxe. La peinture s’ouvre et se referme sur ce mystère. La fascination qu’elle opère n’a de concurrent que l’inexplicable du divin.
[1] Cité in Tillier, Bertrand, « Le visage qui s’efface de Giacometti à Baselitz », Sociétés & Représentations n°27, avril 2009, p.236
Pour aller plus loin :
Ping : L’art du portrait : le visage en question #7 | La Labyrinthèque
Je ne connaissais pas ces peintres… »le portrait entre deux »… cela parle beaucoup et nous ouvre une autre fenêtre…
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Oui cette réflexion de la peinture « fenêtre » est très présente chez les artistes et ce depuis la renaissance et les théories de Leon Battista Alberti
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Pareil ne connaissais pas, et les voyant j’aurai même pas regardé… sans ton article.
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Merci de m’avoir lue !
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