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L’identité, au-delà de la personnalité, comprend le genre et la nature. Or le portrait se permet toutes les dénaturations. La peinture institue en effet un mouvement d’abstraction au sein duquel se produit une réorganisation des formes. Dès lors, l’imaginaire du peintre fait ressortir la déformation de l’être. Non seulement le portrait produit une torsion plastique, mais il montre aussi ces pulsions et autres caractères animaux qui « déforment » l’homme. Celui-ci s’efface alors devant ses instincts. Le portrait évoque le « monstrueux » et l’anormal à travers la représentation d’êtres hybrides.
Le retournement du corps dans les portraits de Francis Bacon semble trahir un fond d’animalité. La différence de nature que nous établissons communément entre homme et animal implique une différence de conception entre chair et viande. Or Bacon ne se cache pas d’exposer un corps déchu, devenu viande.
Bacon entretient une grande fascination pour l’animalité, notamment pour les primates dont il regardait des photographies avant de peindre ses portraits. On retrouve l’image de la gueule – apanage animal – dans ses portraits du pape Innocent X d’après Vélasquez. Le pape y est cramponné à son siège, évocation d’une chaise électrique ou du moins d’un instrument de torture (supposition renforcée par le cri de douleur que pousse le pape).
Par ailleurs les mains deviennent griffes. Serions-nous devant l’évocation d’une métamorphose ? Ce tableau évoque aussi la vivisection et autres expériences prohibées, telles celles que pratique en secret le Dr. Moreau dans le roman de H.G. Wells, L’île du docteur Moreau ; expériences d’une rare violence résultant en une dénaturation, un déchirement total de l’être.
Il est en outre intéressant de noter que la figure semble ici voilée. En effet, les larges traits gris-bleu et noir alternés qui tombent du haut de la toile pour s’évaser au pied du pape sont comme les pans d’un voile mais évoquent aussi les barreaux d’une cage. Par ailleurs, ces traits scandant l’espace verticalement sont comme les ondes de choc du hurlement.
Le voile, en tant que stylisation de l’invisible, évoque ici la violence d’un mouvement tragique. Mais il se lit également en tant que rideau servant à cacher l’horrible expérience, ou utilisé pour isoler et calmer un animal énervé. Enfin le rideau est aussi un ressort du spectacle : la levée de ce dernier dévoile le « clou », offre au spectateur la satisfaction de sa curiosité. Le sol rouge pourrait ainsi faire référence à la piste de cirque, cependant que l’arc tubulaire blanc se situant au bas de la figure évoquerait la forme circulaire de la piste. Ou peut-être avons-nous affaire à une arène dont le sol est déjà maculé de sang. Le cri du pape serait alors celui d’une bête affamée et maltraitée sentant approcher sa libération.
A propos de l’œuvre de Bacon, Gilles Deleuze parle de « zone d’indiscernabilité entre homme et animal[1] ». La viande chez Bacon serait constituée par la chute de la chair qui laisse apparaître la structure osseuse : « dans la viande on dirait que la chair descend des os, tandis que les os s’élèvent de la chair.[2] »
Bacon, pourrait-on dire, peint non le visage mais la tête elle-même. La tête est ce qui porte le visage, ce qui le structure et qui nous est donc inconnu.

Alberto Giacometti, Annette assise ds l’atelier, vers 1960, Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris
Alberto Giacometti recherche lui aussi la tête, qui apparaît dans ses portraits d’une grande densité par rapport au reste du corps. Car la tête est selon lui « le noyau de la violence[3] ». Cette violence de l’être – son animalité encore – est en quelque sorte son énergie vitale, ce que Giacometti nomme la « tension ».
L’effacement défait les formes, les bouleverse, les entrechoque, les sectionne, les brouille. Le corps représenté semble parfois amputé comme suite à un accident. Dans de nombreux portraits de Frank Auerbach ou de Francis Bacon, nous ne voyons pas certains membres et pourtant nous croyons les deviner. Nous prolongeons parfois imaginairement ces moignons, à l’image de ces amputés et autres blessés de guerre souffrant de douleurs persistantes du membre manquant. L’imaginaire a donc cette propension à combler le vide.
Les portraits d’Auerbach ou de Bacon jouent donc sur la laideur d’un corps meurtri, en tant que la laideur est la destruction d’une finalité comme l’explique Kant dans la Critique de la Faculté de Juger. Cette destruction empêcherait d’après lui l’apparition du Beau. Or si la beauté n’est pas dans la disharmonie, ne peut-elle advenir dans la sublimation qu’opère l’imaginaire ?
La blessure, chez Bacon, semble également liée à l’accident. L’artiste jette en effet des tâches de peinture sur la toile avant de dessiner à partir des formes ainsi apparues. Mais avant tout, Bacon cherche à montrer la déformation voire la malformation en tant que résultats du hasard. Il montre des têtes cassées, des gueules, des « trognes », bref tout sauf l’aspect lisse et rassurant d’un visage.
On retrouve dans les récents portraits de Miquel Barcelo cette idée où non seulement la peinture mais la toile elle-même se déforment. Le portrait est ici débris de visage.

Francis Bacon, Three Studies for Portraits, Isabel Rawsthorne, Lucian Freud and J.H., 1966, collection particulière
Dans Three Studies for Portraits : Isabel Rawsthorne, Lucian Freud and J.H, les visages ravagés disent tout le tragique d’une apparence broyée, d’une identité mutilée et mise à l’épreuve.
Chez Frank Auerbach, le visage semble un plâtre barbouillé à la truelle. La peinture se fait cataplasme, elle recouvre le visage qu’elle empâte, visant peut-être à contrecarrer la blessure. A ces portraits répondent certaines œuvres de Willem de Kooning, comme La Guardia in a paper hat dont la face rougie semble se dilater sous l’effet de la chaleur ou d’un copieux repas.
La technique d’un artiste comme Glenn Brown s’inspire directement des œuvres d’Auerbach et de De Kooning, dont il repeint en les détournant de nombreux portraits. Glenn Brown s’acharne à corrompre l’original jusqu’au titre lui-même (Nausea, Filth…)
De même chez Eugène Leroy le grouillement des couleurs et en particulier du blanc évoque un corps rongé par les vers.
A la déformation répond cependant le baume de la peinture. En effet, opérant parfois telle une chirurgie reconstructrice, la peinture voile la blessure et réorganise le visage.
De fait, la matière très épaisse et granuleuse de la toile évoque une croûte ; c’est-à-dire la cicatrisation d’une blessure qui affecte la toile même. La croûte fonde une esthétique se jouant de l’expression péjorative de « croûte » qui qualifie les toiles médiocres. Traditionnellement dans l’image de la croûte préexiste l’idée d’un fond d’abjection et de dégoût – si bien rappelé par Oscar Wilde dans son Portrait de Dorian Gray. Or la croûte est chez Leroy carapace voire cocon. Dès lors, ce qui s’extrait ici n’est autre que l’être transcendé dans la matière.
[1] Deleuze, Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p.28
[2] Ibid., p.29
[3] Dufrêne, Thierry, Giacometti – Genet : masques et portrait moderne, Paris, L’Insolite, 2006, p.29
Pour aller plus loin :
Ping : L’art du portrait : le visage en question #3 | La Labyrinthèque
Ah! je ne les voudrais pas chez moi. Ils sont effrayants et je me demande si les peintres étaient vraiment sains d’esprit…… 🙂
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Hihi, non ces artistes n’étaient pas fous – il y a d’ailleurs une catégorie artistique réservée à l’art des fous appelée l’art brut – mais aux prises avec leurs fantasmes et instincts. Mieux vaut les exprimer sur la toile !
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Peut être que le visage comme forme particulière, répètée, idéalisée, signature de peintres (Renoir, Modigliani, Bacon…) doit être différencié du portrait recherchant dans une apparition la ressemblance ( Freud, Lautrec, Leroy…..).
Peut être Mirliton
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En effet, faire un visage n’est pas faire un portrait ! Mais le portrait semble un genre privilégié pour se questionner, au-delà de la ressemblance, sur l’ineffable de l’être.
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