Si le visage est l’expression du moi, le siège d’une identité et d’une émotion, le corps est le siège de la sensation. Dès lors, que dire de ces femmes sans tête qui parsèment l’art ?
La femme sans tête, sans visage, n’est plus qu’un pur objet de désir. Cette amputation, qui pourrait mettre en marche des mécanismes de répulsion, ne fait qu’accentuer le caractère charnel du corps féminin, comme ici chez Max Ernst.
Les artistes peignant des femmes sans tête facilitent plus que jamais la projection sexuelle puisqu’il n’y a plus de vis-à-vis pour intimider l’homme et lui opposer une conscience en lieu et place de l’objet qu’il désire posséder. La femme sans tête est donc manifestation d’un fantasme. On notera toutefois qu’il existe assez peu de représentations de femmes sans tête, la figure monstrueuse de l’acéphale ne ressurgissant (après les illustrations des mythes gréco-romains et les figures de grotesques au moyen-âge) qu’au 20ème siècle et s’appliquant souvent au genre masculin.
L’expression la plus aiguë de cette aspiration masculine à l’objet-corps remonte très certainement à l’Origine du Monde de Gustave Courbet.
Ici, la femme est réduite à un sexe, un ventre et une ébauche de poitrine. On lui dénie le visage. Négation d’autrui, de sa capacité à penser, à décider. Car le désir, fondamentalement, s’impose. Cette femme allongée, offerte, illustre l’obsession atavique des hommes pour la soumission du corps féminin.
Or ce fantasme du corps soumis s’accompagne de celui d’un esprit tout aussi dompté. Quelle meilleure façon d’étouffer toute velléité de résistance chez la femme qu’en lui ôtant la tête ? C’est ce que transcrit à la lettre le mythe de Lustucru.
Non pas le père des pâtes éponymes, mais le docteur Lustucru, dont le nom est issu de « l’eusses-tu cru ». Depuis au moins le 17ème siècle, la tradition populaire véhicule l’image d’un atelier où le docteur Lustucru pratique l’art de transformer et de « reformater » la tête des femmes. La légende de ces gravures dit : « l’eusses tu cru que l’on puisse changer la tête des femmes ? ».
Dans cet atelier, le docteur, qui tient en fait bien plus du forgeron, s’emploie à scier les têtes, à mettre du plomb dans la cervelle des femmes, à leur raboter toutes les pensées qui « dépassent de leur tête » bien malgré leurs époux.
Comme le dit la légende : « céans maître Lustucru a un secret admirable […] pour reforger et repolir sans faire mal ni douleur les têtes des femmes acariâtres, criardes, diables, enragées, fantasques, glorieuses, hargneuses, lunatiques, revêches, méchantes, obstinées… » et ainsi de suite sur plus de 4 lignes. La légende de cette gravure vante en outre la grande renommée de cette boutique, obligée d’ouvrir 24h/24 :
« Vous, pauvres, malheureux que l’esprit lunatique des femmes d’à présent fait toujours enrager, et qui ne croyez pas les voir jamais changer, amenez les ici dans notre boutique. De quelque qualité que leur tête puisse être, nous y mettrons si bien la lime et le marteau, que la lune en son plein fut-elle en leur cerveau, au sortir de chez nous vous en serez le maître. Notre boutique aussi n’est jamais déserte, on y voit aborder de toutes nations, toutes sortes d’états et de conditions, jour et nuit en tous temps elle demeure ouverte. »
Ces récits populaires visent à exorciser la peur ou du moins la gêne face à une femme qui s’affirme progressivement (les salons des dames bien fréquentées, la mode des précieuses, dont Molière avait déjà fait la satire…). La femme est d’ailleurs, dès le 17ème siècle, très souvent représentée comme celle qui « porte la culotte » dans le ménage, autre représentation populaire dont l’expression nous est restée.
Terminons sur une autre représentation cathartique, celle de Judith peinte en 1901 par Gustav Klimt.
Il s’agit d’une femme sans tête en quelque sorte dissimulée. De fait, le large collier de chien qu’elle porte se fond avec le papier peint doré de l’arrière-plan et sectionne le cou de Judith. Lorsque notre regard englobe la totalité de l’œuvre, la femme nous paraît bien décapitée, la tête suspendue au dessus du tronc. Les yeux mi-clos traduisent son agonie.
L’oeuvre de Klimt dépeint deux têtes coupées : celle d’Holopherne, visible en bas à droite dans les mains de Judith, et celle de ladite jeune femme. Pour la petite histoire, Holopherne est un général de Nabuchodonosor, envoyé assiéger la ville juive de Béthulie au 6ème siècle avant notre ère. Judith décide de sauver sa ville. Très séduisante, elle s’introduit dans le campement d’Holopherne et le subjugue très rapidement. Au moment où il s’y attend le moins, elle le décapite avec l’aide de sa servante.
Le mythe de Judith et Holopherne dépeint une femme envoûtante mais traîtresse, dangereuse castratrice. Il trouve son écho dans les récits bibliques de Salomé demandant la tête de Saint Jean Baptiste, et dans celui de Samson et Dalila (cette dernière ne fait que couper les cheveux de Samson, mais il s’agit bien de castration puisque les cheveux sont la source de la virilité de Samson).
Pour revenir à Klimt, on voit dans sa Judith I qu’il sert à la jeune femme le même traitement qu’à Holopherne. Mais Judith décapitée est une vision à la fois cathartique et ambivalente. Elle transpire l' »inquiétante étrangeté » comme dirait Freud. Elle reste en tous cas à jamais fatale, dans tous les sens du terme.
Mon prochain article se fera le reflet inversé de celui-ci : j’y aborderai les têtes sans corps, avec en « guest-star » une autre femme fatale, Méduse…
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